Depuis le début de l’année, les travailleur·euses, les retraité·es, les jeunes ainsi que les personnes privées d’emploi se sont montré·es fortement opposé·es à la « réforme » cuvée 2023 des retraites. Des mobilisations massives ont eu lieu dans toute la France. Malgré l’obstination et la détermination d’une grande partie de la population, la loi a été promulguée le 14 avril pour une entrée en vigueur prévue au mois de septembre. Pour autant, tout n’est pas perdu car le regain d’adhésions aux organisations syndicales ainsi que le soutien de l’opinion sont des signes positifs. Alors qu’un coup d’arrêt a été donné par le calendrier législatif, une réflexion sur les stratégies syndicales et les stratégies de lutte s’impose. Point d’étape après cette période mouvementée, source d’interrogations sur les suites à donner au mouvement.

« Ce n’est pas à la rue de gouverner. » « Il est temps de passer à autre chose. » L’exécutif a tout mis en œuvre pour éviter le sujet épineux des retraites après l’adoption de la loi, le 14 avril, par le Conseil constitutionnel. Peine perdue : depuis la validation et les refus du référendum d’initiative partagée, la rue ne manque pas d’accueillir toute intervention ou déplacement des membres du gouvernement à coups de casserole et de sifflets.

Du côté des syndicats, les mobilisations ont montré qu’ils étaient encore capables de mobiliser des millions de personnes en plus d’avoir le soutien de l’opinion. Et l’unité syndicale s’est montrée solide, même si le blocage du pays n’a pas eu lieu, en dépit de grèves reconductibles dans certains secteurs comme l’énergie, la chimie, le rail et la filière des déchets.

Un révélateur

Certes, la loi a été votée, mais le mouvement social a été, depuis le début, d’une très grande ampleur, tant par la participation que par les formes qu’il a prises et que par sa durée. Il est le plus important depuis celui de décembre 1995, contre la réforme de la Sécurité sociale et des retraites, qui avait paralysé la France pendant trois semaines.

Le mouvement actuel a permis de poser des jalons tels que le soutien de l’opinion, la formation de collectifs, des débats qui ont permis une certaine convergence des luttes autour du rejet puissant de cette énième réforme du système des retraites français. Mais treize journées de mobilisation et des centaines d’actions diverses n’auront pas suffi à faire entendre raison au gouvernement.

En trois mois, la CGT (comme la CFDT) a engrangé trente mille nouvelles adhésions et demandes de contact, réactivant la prise de conscience de l’importance de la lutte syndicale. C’est autant qu’en une année entière. L’arrivée de Sophie Binet à la tête de la CGT a également dopé les adhésions avec de nouveaux profils qui ont émergé : plus de 35 % des nouveaux adhérents ont moins de 35 ans et 47 % sont des femmes ;65 % sont des salarié·es du privé, dont un tiers d’Ictam (ingénieur·es, cadres, technicien·nes et agent·es de maîtrise). En janvier, les adhésions ont connu un bond de 50 % par rapport à l’an dernier à la même période. « Pour accueillir ces nouveaux adhérents et adhérentes, dont nombre d’individuels, la CGT met en place un dispositif exceptionnel, qui leur permettra de découvrir la vie syndicale, d’y participer et d’y trouver leur place », explique Catherine Giraud, secrétaire confédérale.

Ainsi, des formations et un accès à la presse syndicale sont donc proposés et des listes pour les élections sont créées dans les entreprises où la CGT était auparavant absente. Tout est mis en place pour que ces nouveaux·elles adhérent·es deviennent des militant·es et participent à la diffusion des revendications de la CGT.

Au-delà de la formation des syndiqué·es, il y a tout à gagner, désormais, à faire de ce boom de syndicalisation, de ce bouillonnement d’actions, de débats et de ces journées de mobilisation une vraie force revendicative, sans oublier la nécessaire et urgente réorganisation structurelle syndicale.

Quel répertoire revendicatif ?

Articuler la question des retraites avec les revendications sur les salaires, les emplois, l’égalité salariale, les conditions de travail, la revalorisation du point d’indice des fonctionnaires, etc. va de soi. Pour ne prendre qu’un exemple, se battre pour l’augmentation des salaires, c’est se battre pour le financement de la retraite.

Cependant, il est essentiel d’élargir le répertoire revendicatif en prenant davantage en compte des questions qui sont loin d’être artificielles et qui nous concernent tous et toutes dans notre rapport au quotidien : l’environnement, les problématiques liées au sens et au contenu du travail (ce que les décideurs nous retirent petit bout par petit bout, dans le privé comme dans le public), les exigences féministes, l’égalité des genres, la lutte contre le racisme ainsi que l’explosion de la sous-traitance (aujourd’hui 85 % des entreprises sont dans un rapport de sous-traitance). Les syndicats doivent œuvrer pour les salariés des sous-traitants et les intérimaires comme ils le font pour les salariés en CDI qui, eux, ont accès aux comités sociaux économiques, comme ils l’ont fait pour les livreurs à vélo. Favoriser la proximité syndicale en allant là où se trouvent les jeunes travailleurs et travailleuses contribue à enrichir notre répertoire revendicatif, ces jeunes travaillant dans des structures dont le mode d’organisation est différent de celui que l’on a l’habitude d’appréhender.

Structures syndicales, stratégie, unité…

Les manifestations et les grèves inscrites dans une logique défensive ont montré leurs limites. Il ne s’agit pas pour autant de les abandonner mais en faire l’essentiel de la stratégie syndicale risque de mener à une impasse. La grève générale ne se décrète pas. Les grèves reconductibles qui ont eu lieu ces derniers mois dans certains secteurs s’expliquent par une présence syndicale forte, mais ils n’ont pas été rejoints par les autres. Fatalisme des salarié·es ? Pas seulement. Les implantations syndicales sont faibles dans plusieurs secteurs. En 2017, 30,6 % des établissements du secteur privé disposaient d’au moins un délégué syndical, contre 37,6 % en 2005. Souvent les équipes militantes se limitent au noyau dur des élu·es et des mandaté·es, avec trop peu de temps disponible pour mener un travail de sensibilisation et de discussion avec les autres salarié·es. Les ordonnances Macron de 2017 n’ont rien arrangé en supprimant les comités d’entreprise, les délégué·es du personnel et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pour les fondre dans une instance unique, les CSE, et les comités sociaux administratifs pour la fonction publique (CSA).

Pour reprendre les propos de Pierre Khalfa, syndicaliste et membre du conseil scientifique d’Attac, l’histoire française montre qu’« une grève générale reconductible n’est pas le fruit d’un long travail de maturation ». Que ce soit en juin 1936 ou mai 1968, aucune organisation n’avait anticipé ces mouvements, ni n’avait appelé à la grève générale reconductible. « Les militants syndicaux peuvent la proposer et les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier, mais elles n’en sont pas à l’origine. »

Les organisations syndicales à elles-seules ne peuvent lutter contre les réformes sociales régressives à l’œuvre depuis une trentaine d’années et faire face à un gouvernement qui ne veut ni entendre ni voir. Un des freins à l’adhésion est l’éclatement syndical. Il y a donc nécessité de discuter des formes d’action et de débat. L’urgence de la situation, au regard de la montée de l’extrême droite, implique de redéfinir les rapports entre le mouvement syndical, les mouvements sociaux et les partis politiques, qui doivent s’appuyer les uns sur les autres. L’enjeu est de mettre en avant ce qu’il y a en commun dans le syndicalisme, et d’en débattre ensemble.

Ces mois de mobilisation ont amené nombre de personnes à pousser la porte des syndicats, dont l’audience s’est élargie, en rendant visible un monde du travail qui n’a cessé de souffrir au lendemain des confinements mais que le gouvernement continue de mépriser, voire de nier. Ils ont maintenu à distance le RN, qui ne cesse de chercher à séduire les travailleurs et travailleuses isolé·es. L’intersyndicale a appelé à poursuivre la lutte au moins jusqu’au 8 juin, date de l’examen de la proposition de projet de loi du groupe LIOT (groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires) à l’Assemblée nationale, avec une nouvelle journée d’action, de grèves et de manifestations le 6 juin. Passer à autre chose en termes de stratégie et d’organisation syndicales, oui, mais au sens où l’entend le gouvernement, il n’en est pas question.