Est-ce que, par exemple, la France pourrait s’ingérer dans les affaires intérieures du Brésil ou de l’Italie ? Envoyer ses troupes « rétablir l’ordre », sans même en référer aux autorités locales, à Rio ou Venise ? C’est la question vertigineuse que pose en substance Issa Boukari, syndicaliste togolais, lors du débat-meeting organisé à la Bourse du travail de Paris le 27 février dernier. C’est pourtant, dit-il, ce que font les autorités françaises dans les pays africains depuis des dizaines d’années. Comment et pourquoi une telle tutelle ?
Dès les indépendances, dans les années soixante, des contingents de l’armée française se sont installés sur leurs anciennes colonies, aux motifs les plus divers : coopération militaire avec les nouveaux pouvoirs, participation à la guerre froide, puis contre le djihadisme… Au Cameroun, en Mauritanie et dans bien d’autres pays de son ex-empire, l’armée française a mené des dizaines d’opérations de « maintien de l’ordre ». Partout elle prétendait apporter paix et stabilité, mais elle a le plus souvent semé le chaos. D’où une revendication qui se propage dans ces anciennes colonies ou protectorats : les soldats français doivent partir.
C’était précisément le thème du meeting parisien du 27 février dernier, auquel participaient plusieurs universitaires, journalistes et syndicalistes français et africains, organisé par une trentaine d’associations, dont la CGT et l’association Survie (https://survie.org), créée en 1984 pour dénoncer les méfaits de la Françafrique.
L’exaspération de la rue africaine
« Le retrait des forces françaises, a rappelé à la tribune Camille Lesaffre, chargée de campagne de Survie, n’est pas une revendication nouvelle, mais nous pensons qu’il est temps de la réactiver. » Elle gronde et enfle en effet dans les opinions publiques africaines. Et trois pays sahéliens viennent de montrer la sortie aux forces françaises : au Mali, les soldats de l’opération Barkhane ont été rapatriés en 2021 et 2022 ; en février 2023, les contingents français présents au Burkina Faso ont quitté ce pays ; enfin, au Niger, Emmanuel Macron a retiré les troupes françaises en décembre dernier. Particulièrement mesquines, des représailles ont été envisagées, notamment des retraits de visas vers la France aux artistes de ces trois pays ainsi qu’une suspension de l’attribution de visas à leurs étudiants.
L’Élysée a tenté d’expliquer ce rejet de la France par des choix autoritaires de leurs dirigeants, accusés à mots couverts de se tourner vers la Russie. Or, selon les participants au meeting, quel que soit le jugement que l’on peut porter sur ces régimes, l’hostilité à l’égard de la présence française vient des peuples africains, pas des juntes au pouvoir. « J’ai des camarades qui ont campé des jours et des nuits devant la base militaire française pour demander son démantèlement », raconte la militante syndicale tchadienne Kamadji Demba Kariom. Comme en écho, le général Bruno Clément-Bollée, qui a dirigé les forces françaises en Côte d’Ivoire, déclarait récemment sur La Chaîne parlementaire : « Chaque base militaire française constitue un îlot d’exaspération pour la rue africaine. »
Laisser les peuples africains décider de leur sort
Une exaspération nourrie de longue date. Loin des justifications officielles, les contingents français ont souvent servi à maintenir au pouvoir des tyrans comme Bokassa en République centrafricaine ou Idriss Déby au Tchad. En 2019, a rappelé Thomas Borrel, de l’association Survie, les avions français ont bombardé une colonne de rebelles qui marchait sur la capitale tchadienne, sauvant ainsi le régime d’Idriss Déby. Et l’histoire continue : Emmanuel Macron vient d’adouber le fils d’Idriss Déby, porté à la tête du pays par un coup d’État. « Macron appelle le pouvoir tchadien un gouvernement de transition et ceux qui dirigent le Niger ou le Mali des putschistes. Pourtant, quelle différence ? » ironise Kamadji Demba Kariom. Réponse : Déby laisse le pouvoir français défendre ses intérêts diplomatiques et économiques sur le sol tchadien.
Voilà, parmi bien d’autres, les témoignages et analyses qu’ont apportés les intervenant·es à ce passionnant débat. Avec cette conclusion : la France doit s’effacer et laisser les peuples africains décider de leur sort, et non pas continuer à les traiter comme les sujets d’un empire colonial fantôme. Aux citoyens français de les aider en exigeant la transparence sur des affaires africaines menées dans le secret de l’Élysée, sans quasiment aucun contrôle parlementaire. « L’opération Barkhane a coûté au bas mot dix milliards d’euros, rappelle le sénateur communiste Pierre Laurent. Une somme dont les pays africains auraient pu faire un tout autre usage. »