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Ces dernières années, l’université a accueilli avec de plus en plus de bienveillance les grands industriels de l’armement. Safran, Thales, Dassault… tous ont noué des partenariats avec l’université publique. Les interventions de spécialistes militaires se font également plus nombreuses. À l’heure où l’on entend de plus en plus clairement des bruits des bottes et très prochainement des appels à l’union nationale, la CGT FERC Sup Sorbonne Université dénonce non pas la recherche, l’ingénierie et les nouvelles technologies mais bien l’appétit de certains pour en détourner l’usage initial et les mettre au service de l’industrie militaire, dans l’opacité la plus totale.
« Bénéficiant d’outils technologiques des plus puissants, cette communauté du savoir, née avec la société industrielle, développe une intelligence inouïe que les ingénieurs s’empressent de matérialiser en applications mortifères. Ce processus, que les technocrates, en bons VRP des marchands de canons, appellent “transfert” ou “valorisation”, est un secret de polichinelle que les scientifiques, à de rares exceptions près, font semblant d’ignorer. » (Des treillis dans les labos. La recherche scientifique au service de l’armée, deFabrice Lamarck, éditions Le monde à l’envers, 2024.)
Cette citation illustre à juste titre ce qui se passe dans bon nombre d’universités, c’est-à-dire qu’une part non négligeable de la recherche scientifique qui est financée sert à la guerre. Bien souvent, ces partenariats sont cachés, les financements n’étant pas mis en avant. Pourtant, nombre de laboratoires universitaires, du CNRS ou du CEA travaillent en fait pour l’armée. En France, trois grands pôles universitaires ont des liens privilégiés avec l’industrie de l’armement : Paris-Saclay System@tic, Toulouse-Bordeaux Aerospace Valley, et Grenoble Minalogic. Sur ces sites, c’est un véritable « écosystème » de la guerre qui s’est de longue date mis en place (dès la Première Guerre mondiale), associant industrie et recherche universitaire, au service de l’arme atomique, de l’aviation, des drones, des satellites, des missiles et de l’électronique militaire.
Des programmes financés par l’armée
L’armée et les industriels disposent de moyens colossaux, qui leur permettent de financer des labos, des bourses de thèse… Il ne s’agit pas seulement de financer de la recherche appliquée mais également nombre de projets de recherche fondamentale. Ces « partenariats » ne concernent pas seulement les domaines directement liés à l’armement. Par exemple, la DGRIS (Direction générale des relations internationales et de la stratégie, du ministère de la Défense) a un programme intitulé « Pacte enseignement supérieur » qui finance des projets en sciences humaines et sociales. L’armée finance ainsi le programme GEODE à Paris 8 en « géopolitique de la datasphère » ou un projet à Lyon 3 sur « l’interconnexion des fonctions stratégiques hautes (puissance aérienne, espace, nucléaire, défense antimissiles) : conséquences politiques et opérationnelles des couplages capacitaires de haute intensité dans les espaces homogènes ».
L’industrie d’armement omniprésente
Ces partenariats se mettent en place dans des domaines très variés. En 2022, c’est la formation universitaire des enseignant·es, avec le réseau des Inspé (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation), qui organisait une journée de « formation de formateurs » à l’état-major des armées sur le thème « Enseigner la défense et penser les crises militaires avec les élèves ». Ainsi, de plus en plus de militaires interviennent directement dans les Inspé afin que l’école devienne un relais du discours militariste.
L’exemple de Sorbonne Université montre les liens entre l’université et l’armement. Alors que l’université affiche promouvoir « valeurs humanistes et universalistes » à longueur de temps, elle a de nombreux partenariats avec l’industrie de l’armement. En janvier 2024, au moment-même où les drones de Safran sont utilisés par l’armée israélienne, Sorbonne Université invite l’entreprise pour « une conférence enrichissante », offrant « aux étudiants une occasion précieuse d’explorer différentes orientations professionnelles et de recevoir des conseils d’experts dans le domaine de l’ingénierie ». Depuis 2014, Sorbonne Université a un « partenariat d’exception » avec Safran, proposant des bourses de 10 000 € à quelques étudiant·es sur critères sociaux : « Une véritable réponse face à la “ségrégation sociale” creusée tout au long du parcours scolaire, selon l’Université. Or cette bourse est réservée à quatre étudiant·es par an, ce qui constitue une bien maigre réponse à la diminution du taux de boursiers dans les plus hauts niveaux d’étude, et montre l’hypocrisie de Sorbonne Université.
Safran collabore aussi étroitement avec le département de formation doctorale, qui propose des visites de l’entreprise et la promeut comme un avenir souhaitable pour les futurs docteur·es. La présidente du CA de Polytech, une école d’ingénieurs interne à Sorbonne Université, est une représentante de Safran Défense. Safran Défense, spécialisé dans les drones et missiles militaires, a également de nombreux partenariats avec le CNRS et Polytechnique (elle-même une école militaire).
Partenariats à l’étranger
Quant à Thales, entreprise dont la moitié des revenus provient de l’armement, et qui a de nombreuses collaborations dans le domaine militaire avec l’État d’Israël, l’Université mène un travail de recherche conjoint avec cette entreprise : un laboratoire commun est vanté dans la page web de Sorbonne Université dédiée aux entreprises partenaires.
À Sorbonne Université Abu Dhabi, une chaire de recherche industrielle en intelligence artificielle a été mise en place depuis 2020, en collaboration avec Thales. Le partenariat de l’université avec Abu Dhabi est d’ailleurs piloté au plus haut niveau de l’État (le cabinet de la présidence de la République) car, en plus d’être un bon client de l’industrie militaire française, deux bases militaires françaises sont localisées dans cette « pétromonarchie » du golfe Persique. Thales finance aussi en grande partie le SCAI (Sorbonne Center for Artificial Intelligence), institut faisant partie de l’Alliance Sorbonne et dont l’objectif est de renforcer les liens entre les entreprises, la recherche et la formation. Dassault aviation, producteur du Rafale, a également des partenariats avec notre université. Ces derniers peuvent être très variés puisque Dassault System a également un partenariat avec Paris 1 dans le master « Développement des ressources humaines et droit social ».
Des mobilisations pour plus de transparence
Depuis octobre 2023 et la guerre à Gaza, dans de nombreuses universités (Paris 1, Strasbourg, Sciences Po…), des étudiant·es se mobilisent pour dénoncer ces partenariats. Cela doit nous aider à faire prendre conscience à nos collègues que la recherche et l’université ne sont pas neutres. Il ne s’agit pas de stigmatiser celles et ceux qui travaillent dans ces programmes. Vu la baisse des financements publics, l’armée et l’industrie profitent de la situation pour « compenser » ces manques de financement, et on ne leur laisse pas trop le choix. En revanche, il est urgent qu’une prise de conscience se fasse à l’Université des conséquences de notre travail. À nous de reprendre le contrôle, demander la transparence sur tous ces financements mortifères et de lutter collectivement pour qu’une autre recherche, une autre université, au service de la paix, se mettent en place. Rappelons-nous les paroles d’Hannah Arendt, qui dénonçait dès les années trente la « banalité du mal ». Sortons la tête du sable pour cesser ces partenariats mortifères.