Le Musée de Montmartre, lieu tranquille, joli et sympathique, offre pour quatre mois une sélection remarquable des œuvres du peintre Théophile-Alexandre Steinlen à l’occasion du centenaire de sa mort. Farouchement indépendant, ne se revendiquant d’aucune chapelle, ni artistique ni politique, il fut néanmoins très tôt sensible aux conditions réservées aux exploité·es et aux miséreu·ses. Et son œuvre en est le témoignage.
Le Suisse né à Lausanne avait 22 ans lorsqu’il est arrivé à Paris en 1881, plus précisément à Montmartre, et il est presque devenu un enfant de la Butte, ayant même donné son nom à une rue qui y monte. Mais on aurait tort de le réduire à n’être qu’un peintre montmartrois car son œuvre présente avant tout un panorama de la vie ouvrière. Les terrassiers sont le sujet de ses tableaux, comme les paysans, les maçons, les charretiers, les mineurs, les trieuses de charbon ou encore les prostituées, à une époque où quatre-vingt-dix pour cent des vendeuses du Bon Marché devaient se prostituer pour vivre, le maigre salaire concédé par le patron, le célèbre Boucicaut, n’y suffisant pas*. Ce Bon Marché servit de modèle à Émile Zola pour Au bonheur des dames, et quand on observe les tableaux de Steinlen, Zola n’est effectivement jamais loin. On croirait aussi entendre Victor Hugo : « Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir / Pour manger le matin et pour jeûner le soir. » Steinlen fait corps avec le peuple et n’aspire à rien d’autre : « Tout vient du peuple, tout sort du peuple et nous ne sommes que ses porte-voix », écrit-il pour définir sa conception de l’artiste et son rôle.
Détournements
Steinlen s’empare aussi des thèmes réactionnaires ou conservateurs pour mieux les retourner. C’est ainsi qu’il nous présente une famille, père et mère partiellement dévêtus présentant devant eux leur petit enfant nu. Une représentation tout à fait classique de la « sainte famille », sauf qu’ici, c’est une famille ouvrière, signalée par la présence d’un pic de mineur et des visages qui ne paraissent pas touchés par la grâce mais par les vicissitudes de la vie. Idem pour le sermon du prédicateur devant une foule de miséreux, qui écoutent sous la menace de soldats baïonnette au canon. Et quand Steinlen voudra dépeindre la Première Guerre mondiale, il ira voir sur place et reviendra pour peindre des soldats morts, blessés ou convalescents : la réalité de la guerre, pas le spectacle du champ de bataille, la souffrance humaine, pas le symbolisme patriotique. Le Cri des opprimés, la Libératrice, Le 14 Juillet… les titres de ses toiles parlent d’eux-mêmes pour nous dire que Steinlen était aussi le peintre de la révolte.
L’affichiste du Chat noir
Steinlen, qui fut aussi graveur et sculpteur, a d’abord commencé dans l’illustration pour des journaux (Gil Blas, L’Assiette au Beurre, Le Chambard, Le Mirliton, Le Petit Sou…) et des livres. L’illustration constitue même la plus grosse partie de sa production et l’exposition en rend compte comme il se doit. C’est à lui qu’on doit la célèbre affiche du cabaret Le Chat noir, et il fut l’un des illustrateurs principaux de la revue dudit cabaret. Il faut dire que cet amoureux des petits félins domestiques en a peint tant et plus et en hébergeait un bon nombre. On est en droit de penser que cette omniprésence confère au chat une valeur de symbole, probablement une représentation de l’indépendance et de la liberté que revendiquait tant Steinlen.
Restait encore une dimension que le peintre illustrateur n’a pas occultée : l’immigré. Lui la décline au féminin, au travers de Masseïda, une Africaine qu’il avait engagée comme gouvernante à la fin de sa vie. Belle, altière, elle posa pour lui, et il sut en tirer tout ce qu’elle avait de sublime.
Et pour terminer la visite, ne pas manquer (c’est sur le parcours) de vous promener dans un atelier de peintre de cette époque, d’un réalisme saisissant. Une grande pièce aux immenses fenêtres, où le peintre vit et travaille. Des chevalets, des cadres, des toiles, des palettes mais aussi le poêle, le broc et la cuvette, un canapé fatigué et divers ustensiles. Une pièce qui forme un tout, où la vie et l’œuvre ne font qu’un.
Musée de Montmartre, 12, rue Cortot, Paris 18e, jusqu’au 11 février 2024, tous les jours de 10 heures à 18 heures.
* À sa mort, l’épouse Boucicaut prendra la direction du Bon Marché. Elle ouvrira une maternité pour ses vendeuses et leur lèguera la moitié de sa fortune.