Quinze ans. Cela fait quinze ans que le grand romancier états-unien Cormac McCarthy ne nous avait plus rien offert. Et comme le bonhomme en a quatre-vingt-dix, on se disait que c’était fini, qu’on en resterait là, avec quand même dix romans comme autant de chefs-d’œuvre. Mais non, et c’est même à un diptyque que l’on a droit. Le Passager vient d’être publié en français (aux éditions de L’Olivier), et la sortie du second volet, Stella Maris, est prévue pour le 5 mai.
Si vous n’avez rien lu de Cormac McCarthy, peut-être avez-vous vu l’un ou l’autre des trois films qui ont été tirés de ses romans : La Route, No Country For Old Men, De si jolis chevaux. La Route, son dernier roman, qui décrivait un monde post-apocalypse, pouvait être compris symboliquement aussi comme la fin de parcours de cet écrivain très discret. Réflexion un peu naïve se dira-t-on après coup.
La petite musique du désespoir
Le Passager ne déroge pas à l’univers de McCarthy : personnages cabossés par la vie, l’Amérique, la vraie, la dure, pas celle des 20 % d’habitants qui vivent l’american way of life. Celle de tous les autres ou presque, nombreux mais finalement seuls, comme si la conscience de classe avait du mal à franchir l’Atlantique. Certes, chez Cormac McCarthy, le tableau ne fait pas dans la demi-mesure, et dans un pays où on croit en Dieu même sur les billets de banque (si, si, c’est écrit noir sur vert), ses personnages semblent vivre au purgatoire.
Il serait inutile de résumer l’intrigue du roman car, ici, tout est une question d’atmosphère. Il y a du polar, de l’aventure, du sordide, du pittoresque, du marginal, de la noirceur, de la violence, et du désespoir en mode petite musique continue, et c’est passionnant. Passionnant parce que tout ça naît d’une écriture exceptionnelle (bravo, au passage, à Serge Chauvin, le traducteur). Dans Le Passager, le romancier montre surtout tout son éblouissant talent de dialoguiste. Mais on a quand même droit aussi à ses fameuses descriptions minutieuses et extrêmement documentées, fruit d’un énorme travail. Ce faisant, McCarthy nous démontre que l’environnement révèle la vie comme les gestes du quotidien la part intime de chacun.
La mort des dieux
Lorsque paru son premier roman, Le Gardien du verger, en 1965, le New York Times présentait son auteur comme un héritier de Faulkner. C’est bien vu, mais il y a aussi du Shakespeare dans ces livres où les héros – souvent des anti-héros – affrontent un destin avec pour toute armure une humble condition et qui les amène à murmurer des mots qui atteignent à la poésie et qui pourraient filer direct dans un dictionnaire de citations.
Mais c’est son éditeur en France, Olivier Cohen, qui peut-être en parle le mieux : « En réalité, les histoires qu’invente McCarthy empruntent des éléments à des légendes et des contes que tout le monde connaît, et c’est pour cela qu’il nous touche de façon si profonde. Ainsi, La Trilogie des confins [il s’agit des romans De si jolis chevaux, Le Grand Passage et Des villes dans la plaine] nous parle de l’animal qui est en l’homme, donc de la relation de l’homme avec ses propres instincts. Bien plus qu’un roman sur la fin de la culture des cow-boys, il s’agit d’un roman sur la disparition des centaures, sur la mort des dieux. » Comme La Route est un roman sur la fin du monde.
Toujours à propos de cette trilogie, Olivier Cohen dit aussi : « McCarthy a une fantastique capacité d’invention, à partir d’un matériau banalisé comme le western. Comme toujours, il sait être à la fois hyperréaliste et métaphysique, minutieux à l’extrême pour décrire les gestes techniques de ses cow-boys, mais les faisant parler comme s’ils avaient lu Spinoza et Heidegger. » Attention, pas « comme », mais « comme s’ils avaient lu ».
« Les actes trouvent leur existence dans le témoin », écrivait Cormac McCarthy dans Le Grand Passage. Et le livre dans le lecteur, serait-on tenté d’ajouter, comme une invitation à le lire.
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Œuvres complètes
- Le Gardien du verger (1965, prix Faulkner)
- L’Obscurité du dehors (1968)
- Un enfant de Dieu (1974)
- Suttree (1979)
- Méridien de sang (1985)
- De si jolis chevaux (1992, National Book Award)
- Le Grand Passage (1994)
- Des villes dans la plaine (1998)
- Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (2005)
- La Route (2006, prix Pulitzer)
- Le Passager (2023, 2022 aux États-Unis)
- Stella Maris (à paraître le 5 mai)