Dans la liesse de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques, le 17 juillet 2024, un geste est passé relativement inaperçu. Lorsque le bateau de la délégation algérienne s’est engagé sous le pont Saint-Michel, des athlètes de ce pays ont jeté quelques pétales de roses rouges dans le fleuve. Commémoration furtive d’un jour tragique, pour la mémoire algérienne, et d’un moment de honte pour l’État français.

Les événements se sont déroulés voici soixante-trois ans, le 17 octobre 1961, en pleine guerre d’Algérie. La Fédération de France du FLN, branche métropolitaine du mouvement, avait appelé, pour ce jour-là, à une manifestation des Algériens de la région parisienne, estimés à cent cinquante mille. Il s’agissait de protester contre le couvre-feu institué à leur encontre depuis le 5 octobre et surtout de réclamer l’indépendance de leur (futur) pays.

Ce 17 octobre, le cortège doit se rassembler à 20 h 30 à l’Opéra. La direction du FLN a donné aux manifestants un ordre strict : ne porter aucune arme, ni revolver, ni couteau, ni même hanse de drapeau, sous peine d’être sévèrement punis par leur propre direction. Après une campagne d’assassinats de policiers menée en région parisienne en août 1961 – elle-même déclenchée en réaction aux exactions militaires en Algérie –, le FLN entend mener des actions non violentes pour retourner l’opinion publique française en sa faveur et accélérer le processus d’indépendance.

Au faciès

Dans son livre de référence consacré aux événements (La Bataille de Paris, éditions Points/Seuil), l’historien Jean-Luc Einaudi précise que ce caractère pacifique imposé à la future manifestation est d’ailleurs contesté au sein même des indépendantistes. Le dirigeant de la Fédération de France Mohammedi Sadek fait part de son opposition. « L’Idée d’avoir à exiger d’hommes désarmés de se laisser tirer dessus lui est pénible », souligne Einaudi. L’avenir va donner tragiquement raison à Sadek.

Dès la fin de la matinée du 17 octobre, prévenus par les réseaux du FLN, des centaines et des centaines d’Algériens convergent depuis la banlieue sur Paris. Mais ils sont attendus car la Préfecture de police a eu connaissance de leur projet. Ils sont donc « cueillis » à Nanterre, à Gennevilliers, à Pantin. Comment ? Au faciès. Au point que des Marocains ou des Italiens déclinent leur identité pour échapper aux rafles. Un journaliste américain aux cheveux trop crépus se voit conseiller de ne pas quitter son hôtel.

Une fois appréhendés, les Algériens sont jetés dans des fourgons ou dans des autobus réquisitionnés par la Préfecture de police, mesure qui n’avait jamais été prise depuis la rafle du Vel d’hiv. On les conduit vers différents lieux d’incarcération : le stade de Coubertin, près de la porte de Saint-Cloud, le Palais des sports, porte de Versailles, ou encore un centre de rétention ouvert en 1959 à Vincennes. Des centaines d’entre eux sont aussi emmenés vers divers commissariats. Selon les chiffres officiels, 9 260 Algériens sont ainsi interpellés ce jour-là. On estime que le chiffre réel se rapprocherait plutôt de 12 000.

La chasse à l’Arabe peut commencer

Ce qui se passe alors dans ces commissariats, dans les stades, ou même dans les rues de Paris, Jean-Luc Einaudi a pris le soin de le raconter par le détail dans son livre, à partir de multiples interviews postérieures. Un travail de fourmi, qui a contribué à conserver la mémoire de cette journée. Par exemple, ce slogan funeste qui circule parmi les policiers, chauffés à blanc par les attentats indépendantistes : « Il faut bouffer du FLN ». Le préfet qui est à leur tête leur donne quasiment carte blanche. C’est le sinistre Maurice Papon, expert en rafles sous le régime de Vichy mais aussi en « ratonnades » quand il œuvrait dès 1949 à la préfecture de Constantine.

La chasse à l’Arabe peut alors commencer. Près de Barbès, raconte Einaudi, un homme basané est arrêté pour un contrôle d’identité. Emmené au poste, il y est étranglé avec sa cravate mais reste obstinément debout. On le menace alors en collant une mitraillette dans son dos, en un simulacre d’exécution. Puis il est transféré dans un autre commissariat. Là, il entend des hurlements monter de la cave : ce sont des Algériens qui se font tabasser. Certains sont livrés à des harkis, qui ont l’habitude de les « interroger ». La journaliste Paulette Péju le certifie dans un livre paru à l’époque (Ratonnades à Paris, éditions La Découverte) et immédiatement saisi sur ordre de Papon : en cette fin de guerre d’indépendance, on torture dans les caves parisiennes au service de l’État français comme au temps de la milice.

À Courbevoie, d’autres Algériens sont emmenés au commissariat et frappés à coups de barres de fer. Au sous-sol d’un commissariat parisien, on oblige des détenus à manger des cigarettes, ou à boire de l’eau de Javel. Et ainsi de suite. À mesure que la journée avance, le tabou du meurtre est bientôt levé : des hommes sont abattus d’une balle dans la tête, ou à coups de crosse de fusil, puis piétinés et jetés à la Seine, d’autres sont entravés aux chevilles et aux poignets puis balancés par-dessus les ponts pour qu’ils se noient vivants. Certains sautent d’eux-mêmes pour échapper aux coups. C’est une journée puis une nuit de lynchage, où les réactions de la population parisienne sont timides, voire complaisantes. À l’hôpital Beaujon, voyant arriver un Algérien ensanglanté, un infirmier s’écrie : « Et un raton, un ! » Des anonymes conservent quelque humanité, comme ces médecins du même hôpital qui interdisent l’accès de leurs services aux policiers.

Aussitôt fait, aussitôt oublié

Pendant les jours suivants, des dizaines de cadavres seront repêchés dans le fleuve. Einaudi a établi une liste de 74 décédés et 66 disparus, tout en sachant qu’elle n’a rien d’exhaustif. Certains de ces hommes et de ces femmes voulaient manifester, mais d’autres, rentrant tout simplement de leur travail, n’étaient même pas au courant de ce qu’il se passait.

Ces martyrs ont longtemps été ignorés, ou trahis par la mémoire collective. Dans les jours qui ont suivi, l’État a reconnu trois morts (sic), victimes de la manifestation. Puis le cessez-le feu (signature des accords d’Évian en mars 1962), bientôt suivi de l’indépendance algérienne, contribua à leur oubli. 

Tout arrive. Soixante ans après, le 16 mars 2021, Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de la République dans ces « crimes inexcusables ». Mais ce mea culpa a été immédiatement critiqué par la droite, et un de ses députés a alors tenu à s’illustrer en lançant : « Moi, je ne donnerai pas dans la repentance. » C’était… Michel Barnier.