Le projet d’allonger d’un à trois jours le délai de carence imposé aux fonctionnaires en cas d’arrêt maladie et de réduire de 10 % l’indemnisation durant cet arrêt, outre qu’il pénaliserait financièrement les fonctionnaires, insinue, par cette chasse à l’« absentéisme », qu’ils en jouent, bref, que les fonctionnaires sont des fainéants. Une chanson que l’on connaît. Et qu’il faut décrypter.

Ça ne date pas d’hier. Depuis toujours, une bonne partie de notre société a la dent dure contre les fonctionnaires. Rappelez-vous, Alain Juppé parlait de la « mauvaise graisse » dans la fonction publique, bientôt suivi par le ministre de l’Éducation nationale Claude Allègre qui se proposait de « dégraisser le mammouth ». Et il y a quelque jours, Nicolas Sarkozy pérorait sur les professeurs des écoles qui « travaillent vingt-quatre heures par semaine et six mois par an ». Ad nauseam.

Depuis toujours, disions-nous. Pas tout à fait cependant. Savez-vous pourquoi les fonctionnaires ne perçoivent pas un salaire mais un traitement. Pour répondre à cette question de vocabulaire, il faut remonter à… l’Antiquité, quand on confiait à certains esclaves présentant les qualités requises des tâches d’utilité publique. Et, en marque de reconnaissance, on exigeait qu’ils soient bien traités. Le terme a été conservé, mais seulement le terme car force est de constater que les temps ont bien changé. Rémunérations, conditions de travail, considération : les fonctionnaires sont mal traités.

Comparer ce qui est comparable

Dernière volonté de maltraitance en date, le projet de Guillaume Kasbarian, éphémère ministre de la Fonction publique, d’allonger d’un à trois jours le délai de carence imposé aux fonctionnaires en cas d’arrêt maladie et de réduire de 10 % l’indemnisation durant cet arrêt. L’objectif du gouvernement étant de faire des économies, Kasbarian espérait donc que cette mesure inciterait à moins recourir à des arrêts maladie, et qu’il s’en trouve donc qui sont injustifiés. Dit autrement : les fonctionnaires ne pensent qu’à se la couler douce.

Pour essayer de convaincre tout le monde du bien-fondé du projet, on a sorti une donnée chiffrée : en 2022, un agent public s’est absenté en moyenne 14,5 jours pour raisons de santé, contre 11,7 jours pour un salarié du privé. Des chiffres qui proviennent de l’Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Donc, a priori, pas contestables. Néanmoins, ils appellent certaines remarques.

Pour commencer celle-ci : on ne peut pas parler des arrêts de travail en éludant le travail. Or, au travail, qu’est-ce qu’un fonctionnaire ? Impossible à définir, tout comme d’ailleurs un « salarié du secteur privé ». Ce sont des notions qui englobent une infinité de métiers. Quand on évoque les fonctionnaires, veut-on parler de l’égoutier ou de l’inspecteur des finances ? Du policier ou du professeur ? De l’infirmière ou du greffier ? Il serait donc judicieux de comparer ce qui est comparable, notamment quand des métiers s’exercent à l’identique dans le public comme dans le privé. Sinon, le jeu est faussé.

Derrière les fonctionnaires, les contractuels

Et là, c’est une tout autre musique. Les données qui suivent viennent directement du ministère de la Fonction publique ou de celui du Travail et de l’Emploi. Elles montrent que 64 % des agent·es hospitalier·es restent debout longtemps contre 48 % dans les cliniques privées, 59 % déplacent des charges lourdes contre 41 % dans le privé, 53 % effectuent des mouvements douloureux contre 38 % dans le privé, 73 % s’exposent à des agents biologiques contre 20 % dans le privé, etc.*

Selon la Cour des comptes, au cours d’une semaine donnée en 2019, 5,2 % des fonctionnaires ont été absents au moins un jour, contre 4,4 % des salarié·es du privé. Des chiffres pas très éloignés. Mais, en entrant dans le détail, 3,6 % seulement chez les fonctionnaires d’État, et 3 % chez les enseignant·es, alors que le pourcentage est de 6,7 % dans la Fonction publique territoriale et de 5,7 % dans la Fonction publique hospitalière. Il s’agit donc bien d’arrêts maladies liés au métier, et non pas au statut.

Le 5 décembre, les fonctionnaires sont descendus dans la rue pour crier leur colère et rétablir certaines vérités. Dont certaines restent cachées au grand public.  D’abord que certain·es que l’on croit fonctionnaires n’en sont pas. Ils et elles travaillent avec des fonctionnaires mais sont embauchés sous contrat privé (les fameux « contractuels ») la plupart de temps en CDD et en CDI dans le meilleur des cas. Il en est ainsi pour 40 % des personnels dans la fonction d’État, plus de 50 % dans la fonction hospitalière et deux sur trois dans la territoriale (chiffres 2022 du ministère de la Transformation et de la Fonction publiques)*.

Ne pas se tromper de cible

Ensuite que le statut de fonctionnaire n’est plus du tout attractif. Selon les services de Matignon (France Stratégie), 15 % des postes offerts aux concours de la fonction publique d’État n’ont pas été pourvus en 2022, contre 5 % en 2018 ; en 2016, 297 000 candidats se sont présentés aux épreuves contre seulement 151 000 en 2022. Dans la fonction publique hospitalière, 21 % des lits de l’AP-HP ont été fermés en 2022, dont 70 % par manque de personnel. Peut-être plus grave encore : entre 2014 et 2022, les départs sans lien avec la retraite ont augmenté de 47 %. Comme quoi la fonction publique n’est plus enviable. Alors, pourquoi tant de haine ? Qui doit être la cible des récriminations, les fonctionnaires ou ceux qui détournent agent·es et usager·es de la fonction publique ?

* Ces chiffres sont tirés du livre La Haine des fonctionnaires, de Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, éditions Amsterdam.