En 2019, la Ville de Paris a annoncé à grands renforts de communiqués de presse la mise en service de trois mille poubelles de rue new look sur les trottoirs parisiens. Insérées dans des coffrets métalliques, elles seraient, selon la mairie, plus difficiles d’accès aux rats et aux oiseaux que les corbeilles traditionnelles. Pourtant, Philippe*, éboueur parisien depuis de nombreuses années, reste sceptique. Nous l’avons rencontré.

« Les nouvelles poubelles n’empêchent pas les rats d’y pénétrer. En fait, c’est surtout chez nous qu’elles font des victimes. Pour les ouvrir il faut passer la main entière à l’intérieur, au risque de se blesser sur du verre, du métal ou tout autre déchet coupant. Alors qu’avec les anciennes corbeilles, on déclipse le sac, on l’enlève et le tour est joué. » Quel est alors l’intérêt de ce remplacement ? Il est en fait purement cosmétique. Les caissons permettent de cacher aux yeux des passants les ordures, dont l’aspect pourrait incommoder le regard. Elles ont d’ailleurs été disposées surtout dans les rues les plus passantes et les plus touristiques, là où justement il n’y a pas de rats, après avoir été testées autour de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris. Les ornements de ces bacs métalliques, soulignait d’ailleurs à l’époque un article de France Bleu Paris, rappellent ceux des vitraux de la cathédrale.

Voilà un exemple parmi d’autres de la politique à deux vitesses de la Ville en matière d’ordures : des innovations clinquantes, plus ou moins utiles. « Hormis ces poubelles, la mairie a aussi investi au fil des ans dans des outils mécaniques valant parfois jusqu’à 200 000 € et qui dorment au fond des ateliers, car ils sont quasiment inutilisables », se désole Philippe. Récemment, des caméras « intelligentes » ont été posées sur des véhicules de nettoiement, pour scanner les déchets et calculer leur nombre par emplacement. Toutes ces nouveautés sont adoptées sans aucune concertation avec les éboueurs ou leurs représentants. Et pour cause : Philippe suspecte que leur but caché soit, souvent, de concourir à supprimer des postes.

Ces dernières années, juge-t-il, « les conditions de travail des éboueurs se sont dégradées. Il y a eu une politique de piétonisation de Paris, des grandes places ont été créées, les trottoirs élargis, les chaussées réduites. Ça fait beaucoup plus de boulot, et sans aucune augmentation des effectifs. »

Vieux contentieux

Les éboueurs ne sont pas dans les petits papiers de la mairie, et ça remonte à loin. En 1987, Jacques Chirac, alors maire de la capitale, a pris la décision de retirer aux services de la propreté le ramassage des ordures de la moitié des arrondissements pour le confier à diverses sociétés privées. Dans le but de faire des économies ? Même pas. Ce système privé est plutôt plus coûteux. En revanche, il permet de limiter l’impact d’éventuels mouvements de grève, car il est difficile de mobiliser des travailleurs qui ne travaillent pas ensemble, qui n’ont pas les mêmes statuts, les mêmes intermédiaires, etc. Tant pis si cette privatisation nuit, en temps ordinaire, à la qualité du service. Et Philippe de nous en expliquer un des effets pervers : « Les contrats des sociétés privées sont révisés tous les six ans. Cependant, dans les faits, au bout de cinq ans, une entreprise sait déjà si son contrat risque de ne pas être renouvelé. Dès lors, elle n’investit plus les moyens nécessaires et c’est à nous, les agents du service public, de réparer les dégâts. »

Faire prospérer le privé par rapport au public, c’est une politique qu’ont mise en œuvre les élu·es de droite, du centre et les socialistes, même s’ils et elles prétextent de prétendues difficultés de recrutement. Philippe relate une petite enquête qu’il a menée et qui est tout à fait édifiante. « Voici quelque temps, je croise deux agents affectés au balayage par une des entreprises privées. Je leur demande de me raconter leur parcours. Ils m’expliquent qu’avant d’y être embauchés, ils ont postulé comme éboueurs à la Ville, et là, alors qu’ils répondaient à tous les critères, ils ont été refusés. En fait, Anne Hidalgo et les socialistes prétendent adorer le service public, ironise Philippe, mais en revanche, ils n’aiment pas la fonction publique ! »

À la benne et au balai

La journée des éboueurs municipaux parisiens commence tôt, plus tôt même que leur horaire réglementaire ne l’exige. En effet, officiellement, c’est à 6 heures que tout démarre mais, en pratique, pour pouvoir se mettre en tenue dans les temps, à l’intérieur d’ateliers souterrains vétustes et sans fenêtres, « caveaux » comme on les appelle dans le métier, il faut viser 5 h 45, un quart d’heure de « rab » qui n’est pas comptabilisé dans le temps de travail. Une fois en tenue, les éboueurs remontent à la surface à 6 h 10, où les attendent les camions à benne. Leurs conducteurs ont été les chercher bien avant l’aube dans les garages où ils sont stationnés, aux lisières de la capitale : à Romainville, Aubervilliers, Ivry…

La collecte des ordures peut alors commencer, selon un plan rigoureux. Chaque arrondissement est découpé en secteurs, chaque secteur en périmètres, et pour chacun de ceux-ci, un camion sillonne toutes les places et les rues. Derrière lui, deux éboueurs – on les appelle les « ripeurs » – accrochent les poubelles des immeubles à la benne et les récupèrent une fois leur contenu vidé dans la broyeuse. Avec, en chemin, de mauvaises surprises. Il peut ainsi y avoir des bonbonnes contenant des gaz, qui éclatent au visage des éboueurs quand ils sont broyés par la benne. Autre désagrément : les rats. . Les éboueurs les font fuir en donnant des coups de bâton sur les bacs à ordures des troquets percés au fond. Les rongeurs peuvent ainsi déguerpir en douce. Mais ces nuisibles ne constituent pas le principal problème, loin de là. Il y a aussi les dépôts sauvages, cachés dans le coin d’une place ou d’une rue. Et, surtout, il y a le vrac, tout ce qu’il faut prendre à la main et porter parce que les bacs sont trop pleins.

L’entretien de Paris ne se résume pas au travail de la benne et des deux ripeurs. Ces agents sont secondés d’éboueurs qui interviennent généralement en même temps et qui travaillent, eux, « au balai », c’est-à-dire qui nettoient les rues des détritus restants, des déjections, ou encore qui ramassent le contenu des petites corbeilles de rue. Il y a aussi, pour compléter le dispositif, les agents motorisés, sur de petits engins munis de lances à eau, ou encore ceux qui se chargent du retrait des encombrants.

Une bataille contre les ordures dont la stratégie est mise au point chaque matin, en fonction des problèmes – nouveaux dépôts sauvages ayant surgi çà et là, par exemple – qui ont été remontés par les éboueurs. N’oublions pas aussi les opérations spéciales, nettoyage aux abords des stades après un match, ou encore après les manifs. Elles sont confiées à un département spécifique de la Mairie de Paris baptisé « la fonctionnelle ». Qui s’occupe aussi de l’entretien du périph’, notamment en cas d’accident. En fait, Paris n’en finit jamais d’être nettoyée.

Un chiffre glaçant

Chaque semaine, qui compte pour lui cinq ou six journées de travail, Philippe alterne la benne et le balai. Ainsi, en moyenne quatre jours par semaine, les agents travaillent à la benne le matin de 6 heures à 12 heures puis au balai l’après-midi de 13 heures à 16 h 40. Les trois ou quatre autres journées, ils ne sont à l’œuvre « que » durant six heures. À l’évidence, Philippe a beaucoup réfléchi à son travail, aux façons de l’améliorer, mais aussi aux contraintes qu’il impose, et son diagnostic est aussi lucide que radical : « J’ai calculé que je chargeais, au cours d’une matinée, plus de cinq tonnes de bacs à la benne. Cinq tonnes tirées à bout de bras de 6 heures à midi. Et je fais ça cinq jours par semaine. Le marchepied disposé à l’arrière de la benne, je monte dessus des milliers de fois dans une matinée. Je marche aussi sur le trottoir entre les poubelles Quinze kilomètres chaque matin. »

Tout ça sous la canicule, la pluie, le grand froid. Forcément, les corps souffrent. « On a tous des problèmes de dos, de genoux… Entre les tendons qui lâchent, les déchirures musculaires et les bacs qui vous tombent dessus… Et puis, il y a aussi les voitures ou les trottinettes qui vous percutent, les insultes des automobilistes qui sont bloqués derrière nous, le stress… En résumé, je ne connais pas un éboueur qui n’ait pas eu d’accident de travail à la benne, même ceux qui sont là depuis seulement deux ou trois ans.»

En fait, estime-t-on à la CGT, on devrait réduire considérablement la fréquence de collecte des ordures ménagères pour chaque agent, car quatre jours en moyenne par semaine comme aujourd’hui, c’est beaucoup trop, et on devrait raccourcir les tournées, qui ont été rallongées ces dernières années. Pour tout cela, il faut embaucher des éboueurs et des conducteurs au statut, réorganiser et remunicipaliser tous les arrondissements. Le matériel ne manque pas : il y a quatre-vingt-dix bennes de la régie qui dorment chaque jour dans nos garages. »

* Le prénom a été modifié.