Mille cinq cents personnes expulsées, c’est le bilan inaugural des Jeux olympiques 2024. Son premier palmarès, avant même le début des compétitions. Jade Lindgaard en dresse le décompte dans un livre saisissant, Paris 2024, une ville face à la violence olympique, aux éditions Divergences. Et, précise-t-elle, elle s’est limitée aux expulsions effectuées sur les sites et aux abords directs des installations olympiques dans la Seine-Saint-Denis.

D’abord, il y a les 286 hommes qui habitaient le foyer pour travailleurs Adef de Saint-Ouen. Ils étaient là au mauvais endroit, au mauvais moment : sur une parcelle du futur village olympique, destiné à accueillir les athlètes du monde entier en juillet prochain. Les habitants de l’Adef ont été évincés en mars 2021 et relogés dans des habitats provisoires, en attente de nouveaux logements. Non loin de là, sur L’Île-Saint-Denis, les habitants des tours Marcel-Paul (estimés à 730 par Jade Lindgaard) ont dû aussi les quitter. Certes, la destruction des tours, insalubres, était décidée avant l’attribution des Jeux à la France. Mais leur évacuation a été accélérée par cette perspective et, du coup, désordonnée : des habitants se sont vu proposer des appartements à sept kilomètres de chez eux et de leur travail, d’autres dans des taudis. Enfin, il y a les quatre cents occupants du squat Unibéton, toujours sur L’Île-Saint-Denis, qui ont été évacués eux aussi le 26 avril 2023.

Passage en force

« Les Jeux de Paris n’ont pas causé beaucoup de destruction de logements, tient à préciser la journaliste, par rapport à ce qui s’est passé à Rio en 2016 ou, encore pire, à Beijing en 2008. Mais, insiste-t-elle, chaque vie impactée est une vie qui compte. » D’autres « dommages collatéraux » sont à déplorer, comme le sacrifice de 4 000 m2 de jardins ouvriers à Aubervilliers, qui étaient cultivés depuis 1935 par les habitants locaux. Le 2 septembre 2021, les policiers ont évacué les militants qui les défendaient car une piscine destinée à l’entraînement des athlètes y était prévue. La cour administrative d’appel a invalidé la destruction des jardins en 2022 mais les pelleteuses sont passées en force. Parce que, dans l’esprit des « décideurs », l’intérêt supérieur des Jeux primait.

En fait, à partir du moment où ces Jeux ont été attribués à Paris, en septembre 2017, une énorme machine économique et politique s’est mise en marche, guidée exclusivement par l’obsession de la date butoir, celle de la cérémonie d’ouverture. Les obstacles humains ont donc été balayés. Les obstacles juridiques, eux, ont été aplanis, une loi olympique, promulguée en 2018, limitant considérablement toute voie de recours pour les associations de riverains.

Pour cette raison d’urgence, qui légitime tous les dérapages, on peut prédire que les Jeux de Paris coûteront plus cher que prévu, et plus cher qu’ils ne rapporteront. C’est la loi du genre : depuis soixante ans que les économistes étudient les Jeux olympiques, cet objet budgétaire non identifié, aucune édition n’y a échappé. La palme d’or revient à ceux de de Montréal, en 1976, qui ont coûté sept fois plus que prévu. Pour l’instant, la Cour des comptes table sur quelque 4,4 milliards de dépenses pour les JO de Paris (le budget initial était de 3,2 milliards), mais avoue avoir du mal à sortir des chiffres précis.

Aucun débat démocratique

Peu importe après tout si la magie est là, et surtout si les investissements nous laissent ultérieurement des villes plus belles. L’avenir dira si le réaménagement urbanistique des trois communes de Seine-Saint-Denis (Saint-Ouen, Saint-Denis, L’Île-Saint-Denis) où s’est concentré l’essentiel des projets architecturaux est une réussite pérenne. Certains y croient dur comme fer, tel le maire de L’Île-Saint-Denis, Mohamed Gnabaly, qui affirme dans une interview au Monde que les Jeux vont offrir une chance unique de rénover sa ville. Cependant, d’ores et déjà, la pertinence de certains chantiers pharaoniques, comme celui du futur bassin olympique de Saint-Denis, ne manque pas d’interroger. Son coût, 150 millions d’euros, est supérieur de près d’un tiers à son budget prévisionnel (111 millions). Mais surtout, « quand a-t-on vraiment demandé aux habitants ce qu’ils préféreraient payer : des bassins où nager et faire apprendre à leurs enfants, ou un monument mondialement célèbre où ils n’iront qu’une fois de temps en temps ? » interroge Jade Lindgaard.

En fait, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur les Jeux – et leurs enjeux, notamment urbanistiques. D’autres villes se sont livrées à ce débat, quitte à retirer leur candidature, comme Hambourg en 2015. Au lieu de passer à la hussarde, nos dirigeants auraient pu faire le pari d’une vaste consultation, d’où seraient sortis, peut-être, des jeux plus inclusifs et démocratiques. Pour cela, il aurait fallu qu’ils aient le goût du risque. C’est la base de l’esprit sportif, non ?