À travers un polar, Passage de l’avenir, 1934, le romancier et historien Alexandre Courban fait renaître Paris à l’aube du Front populaire, et au moindre détail près. Un vrai voyage dans le temps.

Le 6 février 1934, voici quatre-vingt-dix ans ans, la République tremble. Les ligues d’extrême droite montent à l’assaut de l’Assemblée nationale, espérant renverser le fragile gouvernement Daladier qui vient d’être constitué, et même la République. Trente à cinquante mille manifestants se massent sur le place de la Concorde. Finalement, dans la soirée, le colonel de La Roque, leader du principal groupe d’extrême droite, les Croix de feu, prend la décision de ne pas tenter le diable et demande à ses troupes de se disperser. Cela n’empêche pas des centaines de manifestants de traverser la Seine au pont de Solferino, où ils sont repoussés par la police. Plus de dix morts sur le pavé. Les journées suivantes entraînent de nouvelles manifestations, cette fois menées par les partis communiste et socialiste, qui s’unissent pour conjurer le péril fasciste.

Alexandre Courban choisit d’installer son roman policier au cœur de ces événements. Il y instille un fait divers, une toute petite histoire cachée dans l’ombre de la grande : le 10 février, alors que leur péniche descend le fleuve, le cadavre d’une inconnue est découvert par des mariniers dans la Seine, sous le pont National, dans le 13e arrondissement. Le capitaine Bornec est chargé d’une enquête qui s’annonce de pure routine – ses supérieurs sont pressés de classer l’affaire en accident ou en suicide. Mais le taciturne Bornec est obsédé par un détail minuscule, qu’il ne peut chasser de ses pensées. La défunte, une femme d’une vingtaine d’années, a révélé à l’autopsie une curieuse particularité : ses doigts sont lisses, presque dépourvus d’empreintes. Qu’est-ce qui a pu les mettre dans cet état ? Ça lui rappelle ceux de sa grand-mère, une blanchisseuse, qui les avait abîmés au travail. Et ça lui donne du cœur à l’ouvrage.

Bornec va recevoir le renfort inattendu d’un jeune reporter de L’Humanité, Gabriel, épris de justice sociale et de football. Quant aux suspects, ils se bousculent à chaque page ou presque. Une vraie galerie d’affreux. Citons Ernest Vince, administrateur des raffineries de la Jamaïque, une usine sucrière de la porte d’Ivry. Ce patron tout-puissant aime un peu trop la spéculation, les œuvres d’art et la chair fraîche. Mais Sainton, nervis à sa solde et militant psychorigide des Croix de feu, ferait lui aussi un coupable idéal.

Gare au délégué du bureau politique !

Alexandre Courban s’amuse à brouiller les pistes et les cartes. Mais plus encore que son intrigue, assez classique, cet historien de formation fignole sa reconstitution du Paris des années trente. Et là, il est virtuose. Les détails, extrêmement précis, jaillissent comme autant de touches minuscules sur un tableau pointilliste : les locaux du quotidien L’Humanité sont encore à cette époque rue Montmartre, et Marcel Cachin, son directeur, en signe les éditoriaux au vitriol. Dans les manifestations, on écoute les diatribes du jeune député Léon Blum, et on croise tout à coup le grand physicien Paul Langevin, venu se mêler à la foule des anonymes. L’auteur soigne aussi les personnages secondaires. Saviez-vous qu’à l’époque, il existait un « délégué du bureau politique », André Marty, chargé de relire les articles de L’Humanité – donc ceux de notre héros Gabriel – avant publication ? Saviez-vous qu’on pouvait écouter, à Paris en 1934, des conférences sur la condition féminine en URSS ? Les notations historiques se multiplient, jamais pédantes, toujours savoureuses. L’atmosphère d’une époque revit et Courban se régale, et nous régale, à en restituer minutieusement le fumet.

Radio Moscou : demandez le programme !

Elle a de la gueule, cette atmosphère. Ainsi, quand Gaston veut écouter du Tchaïkovski, il se branche sur Radio Moscou, la voix de l’URSS, qui émet alors en France depuis 1929. Et quand il lit le premier roman d’un collègue de L’Huma, journaliste débutant, celui-ci n’est autre que Paul Nizan. Tout est garanti d’époque, comme les pêcheurs qui jettent leur ligne au bord du quai d’Ivry, près de la station de métro Bercy – pardon, la station Halle aux vins, comme elle se nomme en 1934. L’avant-centre de l’OM, dont Gaston suit les exploits, c’est Joseph Alcazar, et le cycliste Roger Lapébie, lui, remporte les sprints de la course Paris-Nice. Nous sommes en 1934 jusqu’au cou, de A à Z.

Et nous y sommes sur un dernier point, moins palpable mais très émouvant : les revendications et les espérances des ouvriers et ouvrières de Paris, les articles lyriques de L’Humanité et les chants des manifestations – Le Chant des martyrs ou La Jeune Garde – rappellent eux aussi, au ras du pavé, toute une époque, ses espérances, ses utopies, qui entreront dans la réalité deux ans plus tard avec l’avènement du Front populaire.

Passage de l’avenir, 1934, Alexandre Courban, éditions Agullo Noir, 220 p., 19,90 €.