Notre journal se devait de saluer la mémoire d’Éric Hazan, décédé en juin 2024, à l’âge de 87 ans. Peu de gens ont incarné Paris aussi bien que lui. Le Paris des luttes, des barricades, des colères populaires, mais aussi celui des bouquinistes, des petits cafés, des toits de zinc. Rien de ce qui était parisien, en fait, ne lui était étranger.
Hazan a eu bien des vies et des engagements. Dès le lycée, dans les années 1950, il a adhéré au Parti communiste (avant de le quitter en 1956), puis a soutenu le FLN. Devenu chirurgien, il a risqué la prison en assumant publiquement avoir pratiqué des avortements. Puis il a fondé l’Association médicale franco-palestinienne et est parti soigner les victimes de la guerre civile au Liban.
Changement de cap dans les années 1980. Hazan arrête la médecine et s’adonne à sa passion des livres et de la politique. Il crée en 1988 la maison d’édition La Fabrique. Il y publie aussi bien des classiques de la pensée révolutionnaire – Fourier, Blanqui – que des philosophes ou des intellectuels explorant de nouveaux champs de lutte et de réflexion, de Judith Butler à Jacques Rancière, d’Angela Davis au Comité invisible.
Un Parigot
Libre et multiple, citoyen du monde et intellectuel inclassable, Hazan acceptait pourtant une « étiquette », mais une seule. Dans l(une de ses dernières interviews, il se définissait ainsi non pas comme un médecin ou un intellectuel mais comme un… Parigot. Ce juif d’origine roumaine par sa mère (née en Palestine) et égyptienne par son père préférait largement ce qualificatif à celui de Français, car la France – il l’avait éprouvé en se cachant avec sa famille à Marseille pendant la guerre – était capable du pire. Pas Paris qui, elle, était généreuse, ouverte, cosmopolite. Hazan aurait pu s’exclamer avec le chanteur Francis Lemarque, immigrant juif comme lui : « Paris se retrouve partout et les gens de partout se retrouvent à Paris. »
Voilà pourquoi en 2002, à 65 ans, Éric Hazan s’est donné une dernière vocation, une dernière carrière : il s’est fait écrivain, pour raconter l’histoire de sa ville, même s’il a aussi écrit sur d’autres domaines, notamment la Palestine. De L’Invention de Paris (2002) à Une traversée de Paris (2016), il a consacré à la capitale des livres débordant d’anecdotes et de savoir, d’érudition et de passion. Mais surtout inclassables, comme lui, et comme Paris elle-même, sans doute. À travers son œuvre-puzzle, il explique minutieusement comment la ville s’est construite, à travers ses enceintes successives, de celle médiévale de Philippe Auguste au boulevard périphérique des années 1970. Il fait renaître des lieux disparus, les ruelles rasées de l’île de la Cité ou de Belleville, le cimetière des Innocents aux Halles, et ses milliers de miséreux entassés sous nos pieds dans des fosses communes. Il fait revivre les cafés évanouis comme celui de Foy, au Palais-Royal, où Talleyrand aimait à jouer aux échecs. Ou encore des batailles oubliées et inégales, comme celle du 30 mars 1814, sur l’actuelle place de Clichy, entre la Garde nationale appuyée de Parisiens sans armes et les troupes de la coalition européenne.
Entre passé et avenir
Mais qu’on ne s’y trompe surtout pas : le Paris de Hazan n’a rien d’un musée nostalgique. On n’est pas chez Stéphane Bern ou chez Franck Ferrand. La cité qu’il nous raconte est toujours vivante. C’est une ville de contradictions, où tout ne se vaut pas. Près de la place de la République se trouve la rue Beaurepaire. Qui se souvient de ce commandant révolutionnaire qui se serait suicidé en 1792 plutôt que de supporter la reddition du conseil municipal de Verdun devant les Prussiens ? C’est cela, Paris, des milliers d’héroïsmes méconnus. Mais aussi des ignominies : l’auteur se lamente ainsi qu’une avenue – et une grande ! – rende hommage à Mac Mahon, gouverneur de l’Algérie puis bourreau de la Commune, ou une place à Napoléon III, que d’ailleurs, par justice, personne ne connaît ni ne nomme – elle se situe, pour info, en face de la gare du Nord. À l’inverse, Hazan milite pour l’existence d’une rue ou d’une place Robespierre, rappelant qu’il y en a d’ailleurs eu une : en 1946, la place du Marché-Saint-Honoré a brièvement porté le nom du célèbre Montagnard avant d’être débaptisée en 1950. Il y a aussi, raconte l’auteur, une rue Saint-Just, mais elle se perd dans un terrain vague du XVIIe arrondissement.
Il faut lire Hazan pour mieux connaître le passé de Paris, mais aussi pour tenter d’imaginer son avenir, comme il le fait tout au long de ses livres. Comme les rues encore invisibles qu’il préconise entre les arrondissements périphériques et la banlieue, par exemple entre le XXe et Les Lilas. Les « visionnaires » du Grand Paris feraient bien de s’inspirer de ses rêveries modestes et poétiques avant d’actionner les pelleteuses.
• Parmi plusieurs autres ouvrages, pour découvrir Éric Hazan, nous vous suggérons L’Invention de Paris (Le Seuil) ou Paris sous tension (La Fabrique).