À l’occasion des dernières élections législatives, la place et le rôle du syndicalisme dans la société ainsi que son rapport au politique ont une nouvelle fois été mis en débat. Si ces questions reviennent régulièrement lors des échéances électorales, elles ont été beaucoup plus marquées durant la dernière séquence, intervenue dans un contexte particulier de montée de l’extrême droite. Retour sur les positions prises par la CGT.
En juin-juillet dernier, le risque était réel de voir l’extrême droite arriver au pouvoir. Face à cette situation, la CGT a pris ses responsabilités en appelant non seulement à battre l’extrême droite mais également à voter pour le programme du Nouveau Front populaire (NFP). Notre union départementale avait déjà pris la même décision lors de sa commission exécutive du 13 juin, considérant que les dangers que feraient peser une victoire de l’extrême droite sur les libertés démocratiques et les conditions sociales étaient trop grands pour ne pas s’engager pleinement.
Ne pas perdre de vue la « double besogne »
Cette prise de position a soulevé certaines critiques dans l’organisation, la plupart portant sur la question de la « neutralité » de l’organisation syndicale par rapport au politique. Et le plus souvent en invoquant ou se revendiquant de la Charte d’Amiens, censée affirmer cette neutralité et qui aurait ainsi été bafouée par cet appel au vote pour le programme du NFP. Revenons sur cette Charte d’Amiens, si souvent convoquée lorsqu’il est question de la place du syndicalisme et de son rapport au politique. Son contenu et le contexte de sa rédaction s’imposent donc quand bien même elle n’est pas le seul texte traitant de ces questions.
Son adoption au congrès de 1906 est liée à une double réalité contextuelle et historique mêlant l’actualité et le temps long. Le temps long, c’est celui d’un mouvement ouvrier exsangue suite à l’écrasement de la Commune de Paris en 1871 et qui va trouver refuge et matière à se reconstituer dans les chambres syndicales. Traumatisé par cette défaite de 1871, il y amène sa méfiance à l’égard des partis politiques, dont aucun n’a soutenu la Commune. L’actualité immédiate, c’est la constitution, un an auparavant, de la SFIO. En pleine ascension, elle ne cache pas son ambition hégémonique et sa volonté de subordonner l’action de la CGT à la sienne.
C’est bien cette double réalité qui pousse la CGT à marquer son indépendance vis-à-vis des partis politiques. Mais, au-delà de cette indépendance, elle pose surtout ses propres objectifs politiques, alliant revendications du quotidien et émancipation intégrale de la classe ouvrière, cette fameuse « double besogne » à laquelle elle s’astreint. Elle s’affirme ainsi comme un acteur politique à part entière, ne laissant à personne d’autre qu’elle-même le soin de définir le champ de son intervention et plaçant celle-ci dans le cadre de la lutte des classes, dont l’aboutissement ne peut être que la fin du capitalisme et de l’exploitation.
En reconnaissant le droit pour les organisations politiques de, « en dehors et à côté… poursuivre en toute liberté la transformation sociale », la CGT affirme tout à la fois son appartenance au camp de la transformation sociale et le fait d’en être le point central. Loin de marquer une position de neutralité, la Charte d’Amiens affirme au contraire la nature profondément politique du syndicalisme et sa pleine indépendance quant à ses buts et aux moyens définis pour y parvenir. Rien, dans ce texte, n’interdit donc un appel au vote tant que la CGT prend cette décision en toute indépendance, en gardant au premier plan ses revendications et orientations.
Porter un autre projet de société
La dernière séquence électorale n’est d’ailleurs pas la première occasion où la CGT a appelé à voter pour un programme. Ce fut le cas en 1936 où, dans un contexte de menace fasciste, la CGT participe pleinement de la dynamique du Front populaire, appelant à voter pour ses candidats et mobilisant par la grève les masses ouvrières suite à la victoire électorale pour obtenir satisfaction sur les revendications. Ce fut le cas également à la Libération, ou, dans les années soixante-dix, à l’occasion du Programme commun de la gauche. À chaque fois la CGT a pris cette position en analysant la situation par elle-même, et en gardant comme boussole la « double besogne » affirmée en 1906.
Ne vouloir conserver de la Charte d’Amiens qu’une prétendue position de neutralité à l’égard de tout ce qui touche de près ou de loin à la politique, c’est laisser de côté l’essentiel : la lutte des classes et le rôle moteur du syndicalisme dans la transformation sociale. Dans la situation actuelle, à l’heure de la crise environnementale, de la perte de repères idéologiques, d’une montée constante de l’extrême droite et de ses idées, et d’attaques continues du capital contre les droits sociaux et démocratiques, être fidèle à la Charte d’Amiens, c’est surtout faire du changement de société le cœur de notre activité syndicale. C’est lier plus étroitement que jamais l’amélioration du quotidien et la bataille pour de meilleurs lendemains. Bien plus que toute question de consigne électorale, la garantie de l’indépendance de la CGT, c’est sa capacité à porter un autre projet de société.